Zcyn XXXVI
Des souris et des hommes
Des souris et des hommes
Ce matin-là, assis à sa table, Hesac parcourait du regard la petite salle qui lui était réservée dans le donjon, à l’écart des parcours empruntés par les aventuriers. Elle lui était attribuée au titre de chef de l’une des guildes de l’Alliance. Il y recevait ses visiteurs, y convoquait ses conseillers, y préparait ses plans de bataille.
Le sorcier se leva et ouvrit une armoire. S’y entassaient des édits à promulguer, attendant sceau et signature, des parchemins vierges, des directives du Conseil des guildes. Sur les étagères inférieures, divers trophées glanés jadis lors de joutes amicales rouillaient paisiblement, témoins oubliés de temps révolus.
Non pas que ses capacités de guerrier aient décliné. Il était à son zénith, et s’amusait souvent, quand un siège s’annonçait bien, à envoyer toutes ses troupes à l’assaut, se chargeant à lui tout seul de défendre la Pierre. Mais l’affirmation de jeunes ambitions d’un côté, et la disparition de certains grands noms de l’autre, lui rappelaient que la roue du temps tournait inexorable. Il s’amusait de s’entendre demander s’il avait connu Hector, ou remporté des duels contre Oscar.
Maintes fois le chef de guilde avait imaginé renoncer à ses fonctions et reprendre la route, simplement armé de son bâton et accompagné de son familier, parcourant le monde avec son baluchon, louant ses services en échange du gîte et du couvert. Mais à qui passer la main ? Forcément à l’un de ses conseillers. Tous trois étaient aux portes du Sixième rang. SirWatson était le plus capable, un leader naturel et un combattant prometteur. Mais sa fascination pour les nouveaux armements, les enchantements de haut degré, les familiers ultimes, la puissance, les roupies, risquaient fort d’amener les Villains dans une direction qui n’était pas celle qu’Hesac le sorcier voulait pour sa guilde. Moonkir, le belluaire ? Sincère dans son attachement aux familiers et à leur univers, mais par là-même trop contemplatif et indifférent aux questions quotidiennes pour être en mesure de faire prospérer une guilde. Et DarkMatter, certainement le moins apte des trois, un collaborateur dévoué et un jeteur de sorts de haute volée, mais tellement brouillon. D’ailleurs, le voilà qui entrait en trombe.
« Bonjour, Haut Conseiller diplomatique » lui lança le chef de guilde avec un clin d’œil.
DarkMatter se retourna et ne vit personne derrière lui.
« Mais non DarkMatter » enchaîna Hesac, « c’est toi le Haut Conseiller diplomatique. Qu’est-ce que tu veux ? »
« - Quoi ? Ah oui. Voilà » expliqua l’élémentaliste, Cinq-cents millions de roupies viennent d’être déversés à l’entrée du donjon, via le portail de l’Alliance. Des gens ont vu un type s’enfuir, habillé en laquais et poussant une brouette. Je mets ça au coffre ? »
« S’enfuir après avoir *donné* de l’argent ? Cela sort de l’ordinaire. » s’étonna le chef de guilde. « Non, ne mets pas ça au coffre. L’Alliance, c’est sans doute bientôt fini. Et partager de l’argent, ça crée toujours des histoires. Sans parler de ces absurdes sept milliards que les Roxxors nous réclament. S’ils arrivent à faire prononcer une saisie, je veux qu’ils ne récupèrent que des toiles d’araignées.
Donne ça au Villain qui en a le plus besoin, d’après le Registre des registres. »
« - Hein ? Le quoi ? »
« Le Registre des registres, DarkMatter» expliqua Hesac patiemment. »La compilation de tous les autres registres. Tu sais, la liste des noms, des rangs, des armements, des familiers le gros livre que tes prédécesseurs Hauts Conseillers diplomatiques ont scrupuleusement tenu à jour, comme tu le fais toi aussi depuis ta prise de fonctions. »
« - Euh… Ah oui, le Registre des registres, aha mais bien sûr, la liste, oui oui oui, évidemment. Les familiers, tout ça. Suis-je bête. Le Registre des registres, quoi. »
Perplexe, DarkMatter quitta les lieux et se dirigea vers la bibliothèque de la Guilde. Le Registre des registres ? Peut-être dans le fond, là, ce recoin sombre aux rayonnages vermoulus et aux étagères de guingois. Son pied buta contre un gros volume qui calait une armoire branlante. Se pourrait-il que…
Toussant à cause de la poussière, il dégagea le registre avec moult précautions. Une souris s’en échappa, qui paraissait fort mécontente d’être dérangée. Les pages vers la fin n’étaient presque pas grignotées, et encore très lisibles. L’élémentaliste chercha son nom.
DarkMatter, adepte, bâton de bois, aucun familier.
« Houla ! » murmura-t-il. « Bon, on va procéder autrement », conclut-il en replaçant l’épais registre à sa place. Enfin, sous l’armoire, où au moins il servait de maison à une souris. Moonkir n’était pas le seul à aimer les bêtes.
Non loin de là, à vol d’oiseau tout au moins, une certaine assassine faisait ses débuts dans la Montagne de cristal. Elle s’était d’abord cantonnée aux yétis des abords immédiats du donjon, puis s’enhardissant jour après jour, éprouvait maintenant ses talents sur un moyen plateau adossé à la paroi montagneuse du Nord. Zcyn, suivant une habitude acquise dès ses premiers jours à Katan, évitait les zones totalement ouvertes et préférait combattre dos à un mur, tant qu’elle n’avait pas pris la mesure des monstres qui peuplaient l’endroit. Ici, des lapikas et des wyverns.
Brusquement, et sans l’habituel grésillement annonciateur, les amplificateurs télépathiques de guilde se mirent en marche.
« Avis général aux Villains . Veuillez énoncer votre rang, arme principale et familiers. Je répète,… »
Pauvre Zcyn. La proximité du donjon émetteur, le gain de puissance apporté par les amplificateurs longue portée récemment installés par le Conseil des guildes, et enfin l’effet de réverbération magique des cristaux géants dont elle était toute proche, produisirent un signal si clair et si fort que l’assassine en lâcha ses dagues, laissant échapper la wyvern qu’elle était sur le point de terrasser. Elle recouvra ses esprits et plaça ses mains sur les tempes.
« Cinquième rang. Main des Ténèbres enchantée au sixième degré. Léopard, loup de guerre. »
Comment pouvait-on l’interrompre en plein combat pour des questions aussi stupides ? Elle songea un instant à désactiver la réception télépathique. Rien n’était plus facile, il suffisait de démonter le collier à lak et de placer la pierre à l’envers. C'était toutefois un peu radical. Elle haussa les épaules et partit à la recherche de la wyvern blessée, pour finir le travail.
Bien d’autres wyverns et lapikas périrent en cette matinée. Quand le soleil fut à son zénith et que même son fidèle loup Sabaka, pourtant endurant et dur au mal, commença à trainer la patte, l’assassine revint vers le camp du chasseur d'élite Elken, qui sans mot dire partagea ses provisions.
L’après-midi ressembla beaucoup à la matinée, en plus long. Zcyn demeura cette fois à bonne distance des cristaux géants, mais aucun autre message télépathique ne vint troubler son entrainement. Bien avant le coucher du soleil elle prit le chemin du retour. Même si les portails faisaient gagner du temps sur une partie du parcours, Katan était loin et elle ne voulait pas faire veiller Fargdun.
Le souper fut comme tous les autres soupers. L’assassine comme à son habitude disserta sur les nuances techniques de ses combats selon le type de monstre ou la configuration du terrain. Luerphédon comme à son habitude quand il y avait du poulet passa le repas à en quémander des morceaux, et comme d’habitude finit par se faire mettre dehors. Fargdun quant à elle comme à son habitude resta silencieuse, mais ce soir-là elle ne se départit pas d’un petit sourire en coin qui finit par irriter Zcyn.
« - Alors, quoi ? J’ai un bouton sur le nez ? »
« Du tout » répondit doucement la vieille femme en commençant à débarrasser la table, « j’ai juste voulu pouvoir manger tranquillement. Regarde dans le coffre à cannes à pêche.»
Un coffre ainsi nommé à cause de ses proportions inhabituelles. La jeune fille s’en approcha. A l’intérieur, un sac en grosse toile doublée de cuir, fermé par de solides lanières. Malgré l’épaisseur du tissu, on percevait à l’intérieur comme une pulsation régulière. Et double. Le poids du sac intrigua l’assassine, le tintement métallique qu’il fit entendre quand elle le souleva la rendit fébrile. Fargdun la regarda amusée s’acharner maladroitement sur les nœuds, qui finirent par céder.
« - C’est… pour moi ? »
Les deux Beowulfs scintillaient chacune d’une aura indépendante, dorée, puis bleue, puis argentée, passant aléatoirement par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Quand Zcyn les brandit au dessus d’elle, elles passèrent au pourpre, simultanément.
« Elles la reconnaissent comme leur maître » pensa Fargdun. Les strophes belliqueuses des poètes guerriers de Katan célébraient souvent l’âme des armes, certains érudits soutenaient très sérieusement qu’aux degrés les plus élevés d’enchantement, la magie conférait à l’acier une forme de conscience. Balivernes, se dit la vieille femme. Il y aurait d’autres Rangs à passer, d’autres équipements à acheter, à vendre, à échanger. Dans son intérêt, Zcyn ferait mieux de n’y voir que des outils, interchangeables et provisoires. Et manifestement ce n’était pas gagné. Fascinée, l’assassine semblait parler à ses lames. Fargdun était trop loin pour entendre mais elle put lire sur les lèvres.
« Je vous garderai toujours. »
